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Prôner l’Etat de droit en Europe «et en même temps» en restreindre le champ en France : l’inconfortable grand écart

 

Les institutions européennes s’apprêtent à adopter la «conditionnalité État de Droit», une avancée destinée à conditionner le versement des fonds européens au respect des valeurs fondamentales de l’Union… Mais la France passerait-elle le test?

 

Les institutions européennes sont prêtes. Au terme d’une négociation politique délicate mais rondement menée, techniquement tout est au point pour que le Conseil et le Parlement européen adoptent le règlement instituant la fameuse «conditionnalité Etat de Droit» destinée à soumettre le versement des fonds européens au respect des valeurs fondamentales de notre Union. Il s’agit d’une innovation majeure qui accompagnera le lancement du nouveau cycle budgétaire 2021-2027.

C’est sans surprise que les dirigeants de la Pologne et de la Hongrie, rejoints par le Premier ministre slovène, ont mis leurs menaces à exécution. Puisqu’ils ne peuvent pas bloquer ce texte qui relève de la codécision et dont l’adoption requiert une majorité qualifiée d’Etats-membres, alors soit : ils useront de leur veto sur ce qui demande l’unanimité, et donc le Cadre financier pluriannuel (CFP) et la décision sur les ressources propres, cruciale pour autoriser l’emprunt commun destiné à alimenter le plan de relance européen de 750 milliards.

Il est vrai que ces deux gouvernements ont du souci à se faire en cas de mise en application du mécanisme Etat de droit. Depuis de nombreuses années ils n’ont eu de cesse de porter atteinte, quasi méthodiquement, aux valeurs fondamentales européennes et aux libertés de leurs citoyens. Les femmes ? Reléguées dans leur rôle «traditionnel» et privées de leurs droits sexuels et génésiques. Les personnes homosexuelles ? Des abominations à chasser de zones garanties «sans LGBTI». La diversité ethnique ou religieuse ? Elle n’entre pas dans les desseins de pseudo-pureté blanche et chrétienne défendus et même revendiqués par Viktor Orbán et consorts. Les juges ? A remplacer par des fantoches. L’opposition politique ? A réduire administrativement à coups de redécoupages et de modifications des lois électorales. Les universités et la culture ? A surveiller, contrôler et si besoin, fermer. Les ONG et la société civile ? A dénigrer, asphyxier, voire réprimer.

Ne pas céder au chantage des autocrates
Bref, il était temps que l’Europe, volontiers donneuse de leçons en matière de droits de l’homme aux quatre coins du monde, balaye un peu devant sa porte et réagisse avec force. C’est bien le cas avec ce règlement qui visiblement est pris comme une sérieuse menace par ces apprentis autocrates, au point de les forcer à utiliser l’option nucléaire du veto budgétaire. Nous devons rester fermes et ne pas céder à leur chantage éhonté !

Il serait cependant maladroit et pour tout dire malavisé, de ne penser cet enjeu que comme une spécificité d’Europe centrale et orientale, une sorte d’effet collatéral d’un élargissement de l’UE «mal digéré». D’abord parce que ce serait donner en partie raison à la rhétorique paranoïaque de Viktor Orbán et de ses amis. Mais bien plus fondamentalement, parce que ces derniers n’ont hélas pas le monopole des attaques contre l’Etat de droit et les libertés fondamentales (malgré leurs «brillants» efforts listés précédemment).

On parle souvent des enjeux de rattrapage et de convergence économique et sociale censés guider la construction européenne. Mais il doit en aller de même pour les standards démocratiques et d’Etat de droit pour lesquels des marges de progrès existent dans chacun de nos pays. Partout des débats existent, parfois cantonnés à des sphères plus ou moins spécialisées (l’indépendance des juges vis-à-vis des politiques en Allemagne par exemple), parfois dans le débat public (nulle part l’égalité parfaite des droits n’est achevée). Tous nos Etats ont en eux un certain héritage politico-institutionnel dont certains aspects peuvent poser question ; surtout quand on prend la peine de les observer avec les lunettes du voisin. Mais rien n’est jamais totalement figé et le développement d’outils européens autour de l’Etat de droit doit conduire à une forme d’émulation positive sur ces questions.

Hélas à l’inverse, les circonstances (que l’on parle de pandémie ou de terrorisme) viennent sans cesse alimenter la tentation du serrage de vis de la part des gouvernants. C’est aussi pour garantir que ces restrictions soient proportionnées, à la fois dans l’intensité et dans le temps, et que les régimes d’exception par définition liberticides ne deviennent pas progressivement la règle, que nous avons besoin d’un mécanisme européen sur l’Etat de droit. Pour nous «préserver de nous-mêmes», en quelque sorte.

Car il faut bien y venir : notre France-pays-des-droits-de-l’homme passerait-elle à coup sûr ce test au regard des états d’urgence prolongés, des méthodes de maintien de l’ordre (à rebours de celles de quasiment tous nos partenaires et entachées de violences policières récurrentes), des lois, projets de lois, décisions et déclarations de ceux qui aujourd’hui gouvernent le pays comme ceux qui les ont précédés, en matière de liberté de circuler, de se rassembler, de s’instruire, d’informer ? Est-il normal que dans le dernier rapport annuel de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour la Protection du journalisme, la France figure dans les «pays à suivre» au même titre que la Russie ou la Turquie, du fait du nombre inquiétant de journalistes victimes de violences policières (près de 200) ?

Depuis le Parlement européen, poste d’observation sur la manière dont nos voisins abordent ces mêmes défis, nous ne pouvons que constater certaines «anomalies» dans l’approche française. Nulle part ailleurs, le chef d’État ou de gouvernement ne centralise à ce point la prise de décisions dans l’opacité d’organes à vocation militaire (le Conseil de défense) et ne rendant des comptes qu’à la faveur de tête-à-tête cathodiques avec le peuple, enjambant allègrement les institutions démocratiques et tous les corps intermédiaires. De cette manière de penser et de faire «d’en haut», découle sans aucun doute une part des grandes difficultés d’organisation de notre vie commune face à la deuxième vague de Covid-19. Il est en outre faux de penser qu’autorité rime nécessairement avec efficacité !

Ne rien lâcher
Et il y a aussi cette loi de sécurité globale dont l’article 24 même remanié aurait pour effet d’empêcher les journalistes de faire leur travail, qui a occasionné une réaction pour le moins suspicieuse de la Commission qui se réserve le droit d’en analyser le contenu après adoption; ou encore cette disposition de la loi de Programmation sur la recherche (tristement inadéquate mais là n’est pas le sujet) fraîchement adoptée, prévoyant au passage la pénalisation de certains modes de mobilisations étudiantes… Sans oublier ce que le gouvernement s’apprête à mettre en question sur l’espace Schengen et donc de notre liberté de circulation, à chacune et à chacun, avec une pensée particulière pour les frontaliers.

Evidemment, nul n’ignore le maelström de crises que nous traversons. Mais c’est précisément dans ces moments difficiles, avec ce qu’ils génèrent de chocs individuels et collectifs, avec leurs lots d’anxiété et de colère aussi, que nous ne devons surtout rien lâcher de ce qui fait le fondement de nos sociétés libres et démocratiques, en France comme en Europe !

 

Éric Andrieu, Raphaël Glucksmann, Sylvie Guillaume, Aurore Lalucq, Pierre Larrouturou et Nora Mebarek

 

Tribune parue sur le site de Libération le 28 novembre https://www.liberation.fr/debats/2020/11/28/proner-l-etat-de-droit-en-europe-et-en-meme-temps-en-restreindre-le-champ-en-france-l-inconfortable-_1806942

Sylvie Guillaume

Publié le 30 novembre 2020 à 10h11


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