Pour mémoire, le Parlement européen a adopté en décembre 2020 un règlement proposé par la Commission européenne dans le cadre des négociations sur le plan de relance de juillet 2020, en vertu duquel les paiements du budget de l’UE peuvent être retenus pour les pays où des violations avérées de l’État de droit compromettent la gestion des fonds européens.
Depuis le 1er janvier 2021, le mécanisme est entré en vigueur, mais son application a été suspendue. En effet, la Hongrie et la Pologne ont déposé un recours auprès de la CJUE afin de vérifier la légalité du mécanisme, mais surtout, soyons lucides, pour en bloquer son application. En février 2022, la Cour a rendu sa décision et validé le mécanisme. Mais la Commission européenne a alors tergiversé en se lançant dans l’élaboration de lignes directrices pour l’application de ce mécanisme. Au cours de la session plénière du Parlement européen de mars 2022, les députés ont voté une résolution appelant fermement à la mise en oeuvre urgente de ce mécanisme.
Au moment où notre assemblée poursuivait sa pression en faveur de l’Etat de droit, Vladimir Poutine décidait d’agresser militairement l’Ukraine. Parmi l’avalanche d’horreurs qui s’abat sur le pays, les bombardements touchent les civils et entrainent la fuite de centaines de milliers de personnes vers les pays limitrophes, membres de l’Union européenne ou pas. Ainsi la fragile Moldavie, est-elle à la fois accueillante pour les personnes déplacées et inquiète d’être le prochain Etat sur la route du maître du Kremlin. Parallèlement, en Pologne et Roumanie massivement, en Bulgarie, Slovaquie et Hongrie, les longues colonnes de réfugiés sont arrivées et nécessitent accueil, soins, hébergement et soutien moral et financier.
Pour avoir été souvent critique de l’inaction des pays de Visegrad à l’égard de l’accueil des demandeurs d’asile, je les félicite ici, comme les autres Etats membres, d’avoir réagi rapidement et massivement.
Parmi les étapes majeures franchies par l’Union européenne à l’occasion de cette guerre, la Directive Protection Temporaire, qui octroie un statut aux personnes fuyant l’Ukraine, a été déclenchée. Je m’en félicite aussi, tout en notant qu’elle ne l’avait jamais été en 20 ans d’existence, ce qui pose objectivement question quand on pense à combien elle aurait été utile pour gérer l’afflux massif des Syriens.
De là à penser qu’il y aurait les bons réfugiés, sous-entendu blancs, et les mauvais, sous- entendu les autres, il n’y a qu’un pas. Il faut constater que cette directive va en outre permettre d’aider plusieurs Etats membres de l’est de l’UE qui ont pourtant toujours écarté toute solidarité européenne en matière d’accueil de migrants, y compris quand les pays de première entrée du sud de l’UE ont persisté à l’exercer au nom de l’UE tout entière. Admettons.
L’application de cette directive va également poser un dilemme de très court terme puisque la mobilisation en matière d’accueil fait peser le risque d’une tractation sur l’application de la conditionnalité du respect de l’Etat de droit pour le versement des fonds européens. Pour caricaturer -encore que ?- il y a fort à parier que les pouvoirs polonais et hongrois vont marchander auprès de la Commission européenne leur engagement dans l’accueil des réfugiés contre la non-application du jugement de la CJUE. Ce qui fera voler en éclat le principe de conditionnalité, arraché de haute lutte.
Nous en sommes là : la Commission européenne continue de tergiverser, prête à céder aux appels à la mansuétude.
Une telle attitude serait une profonde erreur. Elle accréditerait les accusations de veulerie et de faiblesse de la Commission européenne par les pouvoirs polonais et hongrois. Les observateurs locaux et européens disent tous que les pratiques de violation de l’Etat de Droit n’ont pas cessé pendant la crise humanitaire ukrainienne. Les deux pouvoirs plaident pourtant pour un reset et l’abandon des sanctions. Ce choix serait mortel, car il démontrerait que les arrêts de la CJUE n’ont pas de validité et que l’Union européenne peut se renier. Or c’est exactement ce que les pouvoirs polonais et hongrois veulent mettre en exergue au travers d’une martingale qu’on peut résumer par la formule suivante « Pile, l’Union européenne perd ; face, la Pologne et la Hongrie gagnent ». Voici pourquoi le Parlement européen doit poursuivre sa pression pour la mise en oeuvre de la conditionnalité et la Commission européenne l’appliquer sans faiblir.
Au demeurant, si la Commission européenne voulait faire preuve d’agilité, elle sait comment faire : rien ne l’empêche de bloquer le versement des fonds aux deux pouvoirs, tout en finançant les bénéficiaires finaux que sont les acteurs de terrain, agences, ONG ou collectivités, qui concrètement sont ceux qui organisent et installent. Cela permettrait d’être efficace sans perdre la face.
Sylvie GUILLAUME, Députée européenne – Présidente de la délégation française du Groupe des Socialistes et Démocrates au Parlement européen